BEMBA ET LES PYGMEES DE MAMBASA
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BEMBA ET LES PYGMEES DE MAMBASA
Actes de cannibalisme au Congo
LA MEMOIRE COURTE DE CERTAINS CONGOLAIS....
Depuis cinq ans de guerre, l'horreur des crimes n'a cessé d'empirer dans l'Est du
Congo, au point que le cannibalisme y apparaît presque banal.
Il a surgi de la pénombre. Un Pygmée en haillons, hésitant, prêt à s'enfuir. Le temps
d'une cigarette, il a fait le tour du campement abandonné par les siens. N'en
subsistent que quelques huttes de branchages qui s'effondrent déjà. A l'est de la
République démocratique du Congo (RDC), sous le couvert des grands arbres de
l'Ituri où perce à peine la lumière du soleil, il n'y a plus âme qui vive depuis que les
quelques familles du groupe, une trentaine de personnes au total, ont fui les
exactions de soldats rebelles. Dans le silence troublé par le cri des singes dans les
cimes, le chef pygmée demande d'abord qu'on taise son nom, puis raconte
l'apparition, en septembre dernier, des soldats du Mouvement de libération du Congo
(MLC) de Jean-Pierre Bemba. Par vagues successives, depuis plusieurs mois, ces
hommes, appuyés par un groupe allié, se sont livrés à une véritable chasse à
l'homme dans la grande forêt congolaise : "Ils cherchaient l'argent et les belles
femmes. Ils nous ont beaucoup fouettés, ils volaient même les ceintures. Ils ont aussi
brûlé nos filets de chasse par méchanceté. Alors, nous avons fui."
Dans ce groupe pygmée, nul n'a été tué. Un homme, accusé de travailler pour une
faction ennemie, devait être décapité. Il est parvenu à échapper à ses tortionnaires à
la faveur de la nuit. Mais ailleurs dans l'Ituri, tous n'ont pas eu la même chance. Les
soldats du MLC qui ont progressé dans la région à l'automne 2002 sous le
commandement de deux chefs, Freddy Ngalimo, dit "Effacer le tableau", qui leur a
donné son nom, et "Ramsès", dit aussi "Roi des imbéciles", ont commis des atrocités
dans la région de Mambasa, allant jusqu'à des actes de cannibalisme. Une femme
pygmée en fait le récit à plus de 100 kilomètres de distance, dans un village où elle
se terre : "Au retour de la chasse, mon mari a vu ces soldats qui découpaient sa
mère, son frère, sa soeur et deux enfants. Ensuite, les soldats ont commencé à griller
des morceaux. Il pouvait sentir l'odeur. Puis ils ont boucané le reste et l'ont emporté."
Déjà, elle voudrait s'en aller mais explique encore : "Les soldats disent que manger
de la viande de Pygmée ou boire du sang rend fort, très fort."
Kakule Mzee Kiana, lui, n'est arrivé à Béni, la grande ville de la région, que début
février, après deux mois de marche : "J'étais parti scier du bois en brousse avec mes
deux aides quand cinq soldats nous ont attrapés. C'étaient des "Effacer". Nous avons
demandé pitié, mais ils ont coupé le cou de l'un d'entre nous, Camille. Ils nous ont
obligés à le cuire, puis ils l'ont mangé et nous ont aussi obligés à partager leur repas.
Après j'ai erré dans la forêt. Je me sens si mal, je revois tout cela en rêve, la nuit."
A trois heures de marche du campement pygmée, Mambasa, épicentre des
exactions des mois passés, est une ville fantôme. Les hautes herbes qui ont envahi
le centre ville racontent la dérive d'une petite agglomération à la croisée des pistes, à
l'orée de la grande forêt, dont l'or et les diamants ont attisé la fièvre des pillards. Les
portes fracassées des maisons de terre disent les pillages endurés au cours des
mois écoulés, et la peur, comme dans la brousse avoisinante, ferme les bouches.
Bien que, selon un accord de "cessez-le-feu immédiat et général" signé par les
belligérants de la région le 30 décembre dernier et aussitôt violé par le MLC,
2
Mambasa soit désormais démilitarisée, les différentes rébellions campent toujours à
proximité et les espions de tous bords y pullulent. Les témoignages s'y font donc
dans une discrétion inquiète, récits chuchotés dans une case amie, ou consignés sur
des petits bouts de papier, que compilent et dissimulent des responsables de
l'administration locale ou des prêtres. "Il y a eu les viols, les vols, les meurtres,
souffle l'un d'entre eux, mais il faudra du temps pour tout recenser. Ce sont des lieux
isolés, et les routes sont en faillite."
Les "Effacer le tableau" prennent Mambasa une première fois le 12 octobre et
entament aussitôt le sac de la ville, pudiquement intitulé "vaccination porte à porte".
Des mécaniciens dépêchés spécialement quadrillent les quartiers pour identifier ce
qui mérite d'être transporté par hélicoptère vers l'un des bastions de la rébellion. Au
cimetière, des tombes récentes sont violées, à la recherche d'hypothétiques trésors
enfouis. Des femmes, arrivées dans le sillage des soldats, écument les maisons
"pour s'emparer de casseroles, de pagnes et d'huiles parfumées", selon une de leurs
victimes.
Le Père Sylvano Ruaro, un prêtre italien présent dans la région depuis plus de trente
ans, tente de se cacher au milieu d'un troupeau de vaches. Les soldats abattent le
bétail à l'arme automatique. "J'entendais le bruit des balles qui entraient dans leur
chair, c'était abominable." Il est découvert puis molesté. Les soldats exigent, et
obtiennent, les dollars de la mission. Au lieutenant-colonel rebelle Freddy Ngalimo,
chef des "Effacer le tableau", qui vient lui rendre visite après le passage dévastateur
de ses hommes, le Père Sylvano lance : "Éliminez-moi tout de suite, ou je vais faire
connaître toutes vos horreurs au reste du monde." La réponse du chef rebelle, telle
que la rapporte le religieux, est désarmante : "De quoi vous plaignez-vous ? Ici, ce
n'était rien. Nous avons fait mille fois pire ailleurs." On venait d'égorger quatre
hommes dans une bananeraie toute proche, puis de jeter leurs corps dans une fosse
septique, avant de tuer le gardien de la mission devant les fenêtres des prêtres.
Puis Mambasa, perdue à la faveur d'une contre-offensive et de pressions
internationales déclenchées par le témoignage du père Sylvano, est reprise trois
semaines plus tard. Les "Effacer" entrent alors dans une ville dont la population vient
de prendre la fuite, dans une course éperdue, vers Béni, à 130 kilomètres de
mauvaises pistes plus au sud. "Quand les "Effacer" sont revenus, nous nous
sommes dits : au moins, allons mourir tranquillement quelque part",raconte un
habitant handicapé. "Ils ont fait trois semaines dans une ville vide, avant de
descendre vers Béni, témoigne un fonctionnaire resté en ville. Ils étaient méchants.
Un officier qui se faisait appeler Zorro se vantait de manger de la chair humaine, de
couper les pénis des prisonniers et de les boucaner pour ses chefs. Il montrait des
organes dans sa gibecière."
Parmi les fuyards, certains s'égarent en forêt, des enfants sont piétinés, des femmes
accouchent sur le bord des routes. Bientôt, plusieurs dizaines de milliers de
personnes s'entassent aux portes de Béni, que les hommes de Jean-Pierre Bemba
sont à deux doigts de prendre. Ils ne sont stoppés dans leur offensive que par de
nouvelles pressions internationales, toujours sur l'impulsion du Père Sylvano. Parmi
les réfugiés qui arrivent, épuisés, certains rapportent le récit des atrocités subies ou
observées le long de la route ou dans le secret de la forêt. Les viols, souvent
3
collectifs, ont été légion. Près d'Alima, un village sur la route, des fuyards ont vu des
cadavres atrocement mutilés, dont certaines parties avaient été arrachées.
Assez vite, il devient clair que ce sont les Pygmées qui ont payé le plus lourd tribut.
Déjà appauvris au-delà de la misère par le défrichement de la forêt, qui progresse
d'un kilomètre par an et les prive de leurs moyens de subsistance, réduits en semiasservissement
par les ethnies locales, les exactions des soldats les ont poussés,
pour la première fois, loin de leur forêt et des villages où ils avaient leurs habitudes.
Assis derrière son petit bureau, à Béni, Benoît Kalume, membre du Programme
d'assistance aux Pygmées (PAP), avoue son désespoir : "Depuis longtemps, les
Pygmées sont déconsidérés par les autres ethnies, bien qu'ils soient les premiers
citoyens de ce pays. Mais le fait d'être mangés, spécialement, les a convaincus qu'ils
ne sont pas considérés comme des humains."
Les soldats du MLC ont visé, en premier lieu, ces intouchables de la forêt parce qu'ils
les soupçonnaient d'avoir servi de "pisteurs" à leurs ennemis, mais aussi, selon de
multiples témoignages, dans le cadre de pratiques rituelles. Un témoin raconte le
retour des hommes de Jean-Pierre Bemba à Isiro, plus au nord : "Ils sont rentrés du
front avec des têtes de Pygmées autour du cou, exhibant des sexes utilisés comme
des amulettes. Ils ont fait le tour de la ville en chantant qu'ils avaient mangé cette
chair et qu'ils étaient devenus invincibles." Un rapport du PAP, rédigé après ces
révélations, se conclut par ces lignes : " (...) la communauté internationale focalise
son attention sur la protection des animaux comme les okapis, les gorilles des
montagnes, les rhinocéros (...) et se désintéresse des humains comme nous, les
Pygmées, qui sommes pourtant fortement menacés d'extinction."
Il est difficile d'établir avec exactitude le nombre des victimes de ces abominations.
Les responsables d'un "comité des réfugiés" constitué près de la ville de Béni
indiquent avoir comptabilisé neuf victimes d'actes de cannibalisme au total. Rien ne
permet encore de déterminer combien d'autres cas demeurent inconnus, les témoins
se trouvant encore en brousse. Or le cas n'est pas caractéristique seulement de
Mambasa ni des hommes du MLC.
Dans l'est et le nord du Congo, où les factions rebelles ne cessent de se multiplier
depuis que la guerre a éclaté en 1998, tous les groupes armés s'adonnent au pire.
Un responsable militaire, à Béni, l'admet : "Au front, on souffre de la faim, de la soif,
on manque de tout. Alors les soldats font des choses terribles. Quand tu trouves un
ennemi, dans certains cas, tu peux le tuer sauvagement et le manger. C'est une
chose qui arrive partout, parce que cette guerre est atroce. Mais, normalement, cela
reste secret. Les types de Bemba sont juste allés trop loin, ils devaient vraiment se
croire invincibles..."
Dans la même région de l'Ituri, à Nyakunde, début septembre 2002, les miliciens
d'une ethnie ont méthodiquement massacré, jusque sur leur lit d'hôpital, les membres
d'autres ethnies, avant de quadriller la ville, listes en main, à la recherche de ceux qui
étaient parvenus à se dissimuler dans les moindres recoins, des faux plafonds aux
fosses des latrines. Plus de mille personnes ont été inhumées dans quatre fosses
communes après les massacres. Aucune enquête internationale, alors, n'a été
organisée pour identifier les coupables avec certitude, bien que des rescapés de ces
tueries soient présents dans toute la région. Pourtant, dans de nombreux cas, des
4
cadavres avaient subi les mêmes traitements que ceux de Mambasa. Têtes coupées
et exhibées, chair humaine exposée sur les routes et sexes coupés. "C'est la colère
et le besoin de vengeance qui ont tellement monté en eux que tuer l'ennemi ne suffit
plus pour montrer à quel point on est en colère... C'est aussi pour montrer que
l'ennemi n'est rien, rien que de la viande comme les animaux", témoigne un rescapé
de Nyakunde dans le rapport confidentiel d'une organisation non gouvernementale.
Mais pour l'heure, Jean-Pierre Bemba est le seul visé par la communuaté
internationale. Sur la base des actes de ses hommes et du courage d'un père
missionnaire isolé, la Mission d'observation des Nations unies (MONUC) s'est
décidée à déployer sur le terrain une équipe d'enquêteurs qui s'est penchée sur les
agissements des "Effacer le tableau". Un rapport a été rédigé, qui a permis de saisir
le Conseil de sécurité et devait initialement fournir la base de poursuites devant la
Cour pénale internationale (CPI). Mais entre temps, des tractations discrètes ont eu
lieu. Jean-Pierre Bemba a menacé de se retirer du laborieux processus de paix
congolais s'il faisait l'objet de poursuites. Depuis New York, au siège des Nations
unies, on lui a fait savoir qu'il pourrait être épargné, à condition de condamner
certains de ses hommes.
Le leader du MLC vient donc d'organiser un procès express pour vingt-sept de ses
soldats dans son fief de Gbadolite. Des peines étonnantes, allant jusque à trois ans
de prison environ, y ont été prononcées, notamment pour "gaspillage de munitions"
ou pour "avoir emprunté une route non autorisée". On ignore si elles seront
appliquées. Freddy Ngalimo, en particulier, a été condamné à quarante-trois mois de
prison, pour "non assistance à personnes en danger". Il reste à savoir si Jean-Pierre
Bemba sera capable de se protéger aussi de la plainte déposée par des
organisations de défense des droits de l'homme pour les exactions commises par
ses troupes...en Centrafrique cette fois.
Reste que les accusations portées contre le MLC peuvent difficilement faire figure
d'exception. La liste des exactions au Congo est longue, et cette dérive fétichiste ne
peut les expliquer toutes. En cinq ans de guerre, l'horreur des crimes a subi une
inflation constante qui finit par rendre le cannibalisme presque banal, sans jamais
provoquer mieux que la rédaction de rapports et de vagues admonestations sans
lendemain aux coupables, lorsqu'ils sont identifiés, le tout sous le regard des cinq
mille membres de la Monuc.
Jean-Philippe Rémy
LA MEMOIRE COURTE DE CERTAINS CONGOLAIS....
Depuis cinq ans de guerre, l'horreur des crimes n'a cessé d'empirer dans l'Est du
Congo, au point que le cannibalisme y apparaît presque banal.
Il a surgi de la pénombre. Un Pygmée en haillons, hésitant, prêt à s'enfuir. Le temps
d'une cigarette, il a fait le tour du campement abandonné par les siens. N'en
subsistent que quelques huttes de branchages qui s'effondrent déjà. A l'est de la
République démocratique du Congo (RDC), sous le couvert des grands arbres de
l'Ituri où perce à peine la lumière du soleil, il n'y a plus âme qui vive depuis que les
quelques familles du groupe, une trentaine de personnes au total, ont fui les
exactions de soldats rebelles. Dans le silence troublé par le cri des singes dans les
cimes, le chef pygmée demande d'abord qu'on taise son nom, puis raconte
l'apparition, en septembre dernier, des soldats du Mouvement de libération du Congo
(MLC) de Jean-Pierre Bemba. Par vagues successives, depuis plusieurs mois, ces
hommes, appuyés par un groupe allié, se sont livrés à une véritable chasse à
l'homme dans la grande forêt congolaise : "Ils cherchaient l'argent et les belles
femmes. Ils nous ont beaucoup fouettés, ils volaient même les ceintures. Ils ont aussi
brûlé nos filets de chasse par méchanceté. Alors, nous avons fui."
Dans ce groupe pygmée, nul n'a été tué. Un homme, accusé de travailler pour une
faction ennemie, devait être décapité. Il est parvenu à échapper à ses tortionnaires à
la faveur de la nuit. Mais ailleurs dans l'Ituri, tous n'ont pas eu la même chance. Les
soldats du MLC qui ont progressé dans la région à l'automne 2002 sous le
commandement de deux chefs, Freddy Ngalimo, dit "Effacer le tableau", qui leur a
donné son nom, et "Ramsès", dit aussi "Roi des imbéciles", ont commis des atrocités
dans la région de Mambasa, allant jusqu'à des actes de cannibalisme. Une femme
pygmée en fait le récit à plus de 100 kilomètres de distance, dans un village où elle
se terre : "Au retour de la chasse, mon mari a vu ces soldats qui découpaient sa
mère, son frère, sa soeur et deux enfants. Ensuite, les soldats ont commencé à griller
des morceaux. Il pouvait sentir l'odeur. Puis ils ont boucané le reste et l'ont emporté."
Déjà, elle voudrait s'en aller mais explique encore : "Les soldats disent que manger
de la viande de Pygmée ou boire du sang rend fort, très fort."
Kakule Mzee Kiana, lui, n'est arrivé à Béni, la grande ville de la région, que début
février, après deux mois de marche : "J'étais parti scier du bois en brousse avec mes
deux aides quand cinq soldats nous ont attrapés. C'étaient des "Effacer". Nous avons
demandé pitié, mais ils ont coupé le cou de l'un d'entre nous, Camille. Ils nous ont
obligés à le cuire, puis ils l'ont mangé et nous ont aussi obligés à partager leur repas.
Après j'ai erré dans la forêt. Je me sens si mal, je revois tout cela en rêve, la nuit."
A trois heures de marche du campement pygmée, Mambasa, épicentre des
exactions des mois passés, est une ville fantôme. Les hautes herbes qui ont envahi
le centre ville racontent la dérive d'une petite agglomération à la croisée des pistes, à
l'orée de la grande forêt, dont l'or et les diamants ont attisé la fièvre des pillards. Les
portes fracassées des maisons de terre disent les pillages endurés au cours des
mois écoulés, et la peur, comme dans la brousse avoisinante, ferme les bouches.
Bien que, selon un accord de "cessez-le-feu immédiat et général" signé par les
belligérants de la région le 30 décembre dernier et aussitôt violé par le MLC,
2
Mambasa soit désormais démilitarisée, les différentes rébellions campent toujours à
proximité et les espions de tous bords y pullulent. Les témoignages s'y font donc
dans une discrétion inquiète, récits chuchotés dans une case amie, ou consignés sur
des petits bouts de papier, que compilent et dissimulent des responsables de
l'administration locale ou des prêtres. "Il y a eu les viols, les vols, les meurtres,
souffle l'un d'entre eux, mais il faudra du temps pour tout recenser. Ce sont des lieux
isolés, et les routes sont en faillite."
Les "Effacer le tableau" prennent Mambasa une première fois le 12 octobre et
entament aussitôt le sac de la ville, pudiquement intitulé "vaccination porte à porte".
Des mécaniciens dépêchés spécialement quadrillent les quartiers pour identifier ce
qui mérite d'être transporté par hélicoptère vers l'un des bastions de la rébellion. Au
cimetière, des tombes récentes sont violées, à la recherche d'hypothétiques trésors
enfouis. Des femmes, arrivées dans le sillage des soldats, écument les maisons
"pour s'emparer de casseroles, de pagnes et d'huiles parfumées", selon une de leurs
victimes.
Le Père Sylvano Ruaro, un prêtre italien présent dans la région depuis plus de trente
ans, tente de se cacher au milieu d'un troupeau de vaches. Les soldats abattent le
bétail à l'arme automatique. "J'entendais le bruit des balles qui entraient dans leur
chair, c'était abominable." Il est découvert puis molesté. Les soldats exigent, et
obtiennent, les dollars de la mission. Au lieutenant-colonel rebelle Freddy Ngalimo,
chef des "Effacer le tableau", qui vient lui rendre visite après le passage dévastateur
de ses hommes, le Père Sylvano lance : "Éliminez-moi tout de suite, ou je vais faire
connaître toutes vos horreurs au reste du monde." La réponse du chef rebelle, telle
que la rapporte le religieux, est désarmante : "De quoi vous plaignez-vous ? Ici, ce
n'était rien. Nous avons fait mille fois pire ailleurs." On venait d'égorger quatre
hommes dans une bananeraie toute proche, puis de jeter leurs corps dans une fosse
septique, avant de tuer le gardien de la mission devant les fenêtres des prêtres.
Puis Mambasa, perdue à la faveur d'une contre-offensive et de pressions
internationales déclenchées par le témoignage du père Sylvano, est reprise trois
semaines plus tard. Les "Effacer" entrent alors dans une ville dont la population vient
de prendre la fuite, dans une course éperdue, vers Béni, à 130 kilomètres de
mauvaises pistes plus au sud. "Quand les "Effacer" sont revenus, nous nous
sommes dits : au moins, allons mourir tranquillement quelque part",raconte un
habitant handicapé. "Ils ont fait trois semaines dans une ville vide, avant de
descendre vers Béni, témoigne un fonctionnaire resté en ville. Ils étaient méchants.
Un officier qui se faisait appeler Zorro se vantait de manger de la chair humaine, de
couper les pénis des prisonniers et de les boucaner pour ses chefs. Il montrait des
organes dans sa gibecière."
Parmi les fuyards, certains s'égarent en forêt, des enfants sont piétinés, des femmes
accouchent sur le bord des routes. Bientôt, plusieurs dizaines de milliers de
personnes s'entassent aux portes de Béni, que les hommes de Jean-Pierre Bemba
sont à deux doigts de prendre. Ils ne sont stoppés dans leur offensive que par de
nouvelles pressions internationales, toujours sur l'impulsion du Père Sylvano. Parmi
les réfugiés qui arrivent, épuisés, certains rapportent le récit des atrocités subies ou
observées le long de la route ou dans le secret de la forêt. Les viols, souvent
3
collectifs, ont été légion. Près d'Alima, un village sur la route, des fuyards ont vu des
cadavres atrocement mutilés, dont certaines parties avaient été arrachées.
Assez vite, il devient clair que ce sont les Pygmées qui ont payé le plus lourd tribut.
Déjà appauvris au-delà de la misère par le défrichement de la forêt, qui progresse
d'un kilomètre par an et les prive de leurs moyens de subsistance, réduits en semiasservissement
par les ethnies locales, les exactions des soldats les ont poussés,
pour la première fois, loin de leur forêt et des villages où ils avaient leurs habitudes.
Assis derrière son petit bureau, à Béni, Benoît Kalume, membre du Programme
d'assistance aux Pygmées (PAP), avoue son désespoir : "Depuis longtemps, les
Pygmées sont déconsidérés par les autres ethnies, bien qu'ils soient les premiers
citoyens de ce pays. Mais le fait d'être mangés, spécialement, les a convaincus qu'ils
ne sont pas considérés comme des humains."
Les soldats du MLC ont visé, en premier lieu, ces intouchables de la forêt parce qu'ils
les soupçonnaient d'avoir servi de "pisteurs" à leurs ennemis, mais aussi, selon de
multiples témoignages, dans le cadre de pratiques rituelles. Un témoin raconte le
retour des hommes de Jean-Pierre Bemba à Isiro, plus au nord : "Ils sont rentrés du
front avec des têtes de Pygmées autour du cou, exhibant des sexes utilisés comme
des amulettes. Ils ont fait le tour de la ville en chantant qu'ils avaient mangé cette
chair et qu'ils étaient devenus invincibles." Un rapport du PAP, rédigé après ces
révélations, se conclut par ces lignes : " (...) la communauté internationale focalise
son attention sur la protection des animaux comme les okapis, les gorilles des
montagnes, les rhinocéros (...) et se désintéresse des humains comme nous, les
Pygmées, qui sommes pourtant fortement menacés d'extinction."
Il est difficile d'établir avec exactitude le nombre des victimes de ces abominations.
Les responsables d'un "comité des réfugiés" constitué près de la ville de Béni
indiquent avoir comptabilisé neuf victimes d'actes de cannibalisme au total. Rien ne
permet encore de déterminer combien d'autres cas demeurent inconnus, les témoins
se trouvant encore en brousse. Or le cas n'est pas caractéristique seulement de
Mambasa ni des hommes du MLC.
Dans l'est et le nord du Congo, où les factions rebelles ne cessent de se multiplier
depuis que la guerre a éclaté en 1998, tous les groupes armés s'adonnent au pire.
Un responsable militaire, à Béni, l'admet : "Au front, on souffre de la faim, de la soif,
on manque de tout. Alors les soldats font des choses terribles. Quand tu trouves un
ennemi, dans certains cas, tu peux le tuer sauvagement et le manger. C'est une
chose qui arrive partout, parce que cette guerre est atroce. Mais, normalement, cela
reste secret. Les types de Bemba sont juste allés trop loin, ils devaient vraiment se
croire invincibles..."
Dans la même région de l'Ituri, à Nyakunde, début septembre 2002, les miliciens
d'une ethnie ont méthodiquement massacré, jusque sur leur lit d'hôpital, les membres
d'autres ethnies, avant de quadriller la ville, listes en main, à la recherche de ceux qui
étaient parvenus à se dissimuler dans les moindres recoins, des faux plafonds aux
fosses des latrines. Plus de mille personnes ont été inhumées dans quatre fosses
communes après les massacres. Aucune enquête internationale, alors, n'a été
organisée pour identifier les coupables avec certitude, bien que des rescapés de ces
tueries soient présents dans toute la région. Pourtant, dans de nombreux cas, des
4
cadavres avaient subi les mêmes traitements que ceux de Mambasa. Têtes coupées
et exhibées, chair humaine exposée sur les routes et sexes coupés. "C'est la colère
et le besoin de vengeance qui ont tellement monté en eux que tuer l'ennemi ne suffit
plus pour montrer à quel point on est en colère... C'est aussi pour montrer que
l'ennemi n'est rien, rien que de la viande comme les animaux", témoigne un rescapé
de Nyakunde dans le rapport confidentiel d'une organisation non gouvernementale.
Mais pour l'heure, Jean-Pierre Bemba est le seul visé par la communuaté
internationale. Sur la base des actes de ses hommes et du courage d'un père
missionnaire isolé, la Mission d'observation des Nations unies (MONUC) s'est
décidée à déployer sur le terrain une équipe d'enquêteurs qui s'est penchée sur les
agissements des "Effacer le tableau". Un rapport a été rédigé, qui a permis de saisir
le Conseil de sécurité et devait initialement fournir la base de poursuites devant la
Cour pénale internationale (CPI). Mais entre temps, des tractations discrètes ont eu
lieu. Jean-Pierre Bemba a menacé de se retirer du laborieux processus de paix
congolais s'il faisait l'objet de poursuites. Depuis New York, au siège des Nations
unies, on lui a fait savoir qu'il pourrait être épargné, à condition de condamner
certains de ses hommes.
Le leader du MLC vient donc d'organiser un procès express pour vingt-sept de ses
soldats dans son fief de Gbadolite. Des peines étonnantes, allant jusque à trois ans
de prison environ, y ont été prononcées, notamment pour "gaspillage de munitions"
ou pour "avoir emprunté une route non autorisée". On ignore si elles seront
appliquées. Freddy Ngalimo, en particulier, a été condamné à quarante-trois mois de
prison, pour "non assistance à personnes en danger". Il reste à savoir si Jean-Pierre
Bemba sera capable de se protéger aussi de la plainte déposée par des
organisations de défense des droits de l'homme pour les exactions commises par
ses troupes...en Centrafrique cette fois.
Reste que les accusations portées contre le MLC peuvent difficilement faire figure
d'exception. La liste des exactions au Congo est longue, et cette dérive fétichiste ne
peut les expliquer toutes. En cinq ans de guerre, l'horreur des crimes a subi une
inflation constante qui finit par rendre le cannibalisme presque banal, sans jamais
provoquer mieux que la rédaction de rapports et de vagues admonestations sans
lendemain aux coupables, lorsqu'ils sont identifiés, le tout sous le regard des cinq
mille membres de la Monuc.
Jean-Philippe Rémy
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