Lettre de N'Nrumah à Lumumba

Nous publions ci-dessous l'une des correspondances du président Kwamé N'Krumah du Ghana adressée au Premier ministre congolais Patrice-Eméry Lumumba, le 12 septembre 1960. Dans laquelle il fait des «suggestions de base urgentes » à ce dernier et lui prodigue des conseils pouvant l'aider à sauver la situation critique que vivait la République démocratique du Congo.
Ci-après, cette correspondance in extenso.

Accra, le 12 septembre 1960

Son Excellence M. Patrice Lumumba, Premier Ministre de la République du Congo

Mon cher Patrice, vous trouverez sous ce pli deux communiqués qui vous remonteront le coeur à cette heure d'épreuve que vous traversez. ¬le premier concerne le général Alexander, mon chef d'état-major et l'autre, ma note au Conseil de sécurité, au sujet de la tentative diabolique pour vous démettre, vous et le gouvernement du Congo qui a été légalement constitué et dont vous êtes le chef légal.

Mes émissaires, Messieurs Botsio et Welbeck, sont rentrés de Léopoldville hier et ils m'ont raconté tout ce qui se passe là-bas. Je vous renvoie M. Welbeck avec cette note relative à la politique à mener afin de sauvegarder notre position et sauver l'unité du Congo.

Le premier point que je voudrais signaler à nouveau à votre attention c'est que vu que vous avez eu à constituer un gouvernement essentiellement de coalition et que vous avez à vous occuper des problèmes Tshombé, Kalonji, Kasa-Vubu et autres jusqu'ici cachés ; vu que les colonialistes et les impérialistes font tout leur possible pour rattraper leur terrain perdu au Congo, vous ne pouvez pas, mon Frère, vous donner le luxe d'être sévère et intransigeant. N'évincez pas Kasa-Vubu à l'heure actuel¬le. Ceci amènera de grands désordres surtout à Léopoldville, au moment où vous voulez y voir régner le calme. Ne faites pas état maintenant de cette trahison, ni même de la traîtrise de Tshombé. Le moment viendra, quand vous pourrez vous occuper d'eux.

Ne remuez pas le chat qui dort. Laissez ces personnes tranquilles pour l'instant. De même, ne faites pas de nouvelles constitutions maintenant, je vous en prie. Ceci compromettra votre position et mettra Tshombé et les dissidents à même d'attiser le feu du désordre. Soyez «tout à fait calme », établissez l'administration et consolidez votre position avant de faire le prochain pas. Je serais le dernier à vous conseiller de faire une quelconque compromission, mais la situation extrêmement critique au Congo demande que vous adoptiez ce que j'appellerais « une action tactique ». C'est-à-dire que vous devriez adopter des méthodes sans consentir l'abandon d'aucun principe, de sorte que vous puissiez travailler même avec vos adversaires politiques les plus acharnés, afin de gagner du temps pour la consolidation de votre position sur le plan de l'organisation ... c'est-à-dire du gouvernement et du parti, tant au niveau du gouvernement central qu'à celui du gouvernement provincial, avant de prendre un nouveau pas.

Dans le même esprit va ce que je vous ai fait dire déjà et que je dois répéter avec toute l'insistance possible, à savoir que vous ne devriez pas évincer les troupes des Nations unies avant d'avoir consolidé votre position. C'est alors que vous leur demanderez de s'en aller. Je suis conscient des difficultés devant lesquelles vous vous trouvez vis-à-vis des Nations unies que, d'ailleurs, nous ne ménageons pas comme vous le constaterez en lisant la note ci-incluse pour le Conseil de sécurité. Mais si les troupes des Nations unies s'en vont maintenant, vous ne pourrez pas faire face au chaos qui s'ensuivra, et qui serait fomenté par les puissances coloniales, les Belges et les autres impérialistes qui oeuvrent avec les réactionnaires dans la métropole.

Le troisième point important est que vous devez vite établir votre administration pour qu'on ait le sentiment de la sécurité et du travail à faire. Vous devez faire immédiatement établir à tous les ports maritimes et aériens des postes d'immigration et de domaines. Heureusement, il y a les Nations unies qui sont bien nanties de fonds et qui vous viendront en aide. Il faut donc que vous mettiez sur pied l'organisation dont vous avez annoncé la création lors de votre Conférence de presse, il y a deux jours, pour que vous puissiez profiter de l'aide promise. Emparez-vous de l'aide, et assurez-en le contrôle. Quelles que soient les querelles politiques que vous ayez avec vos adversaires, le peuple affamé et chômeur ne pourra pas continuer à endurer la faim sans réagir. Il agira bientôt, en répondant à celui qui pourra lui donner « le pain et les jeux » au dire des anciens Romains, ou qui promettra tout simplement de les lui fournir.

Mon cher Patrice, voilà mes trois suggestions de base urgentes. La situation est critique. Si vous vous déterminez vite dans ce sens, elle sera sauvée. Si vous atermoyez, on ne sait pas ce qui pourra arriver. Je vous prie de tenir compte de mes suggestions et d'affronter la situation intérieure à laquelle vous seul pouvez remédier, à condition de tenir compte de mes suggestions.

Sur le plan extérieur, surtout en ce qui concerne le Conseil de sécurité et l'ONU, laissez-moi m'en occuper. Vous pourrez vous assurer que, sur toutes les questions, je mobiliserai le bloc afro-asiatique et d'autres nations amies pour qu'ils vous appuient, comme ils vous appuient maintenant qu'on cherche à vous démettre.

Maintenant quelques suggestions supplémentaires. D'abord, votre cabinet est trop grand, mais il ne sera pas sage de le réduire à l'heure actuelle. Entre-temps, ce que vous avez de mieux à faire, c'est d'établir une sorte de cabinet intime, que vous appellerez, par exemple, la Commission du cabinet, et qui s'occupera de questions urgentes. Une bonne raison pour sa création vous est fournie par la conjoncture d'urgence en face de laquelle le pays se trouve, et qui demande qu'on prenne rapidement des décisions comme au temps de guerre.

Voici à mon avis comment cette Commission devrait être constituée : 1. Premier ministre et ministre de la Défense et des Affaires étrangères : président ; vice-Premier ministre: vice-président ; ministre de l'Intérieur : membre ; ministre du gouvernement local: membre ; ministre de l'Assistance technique: membre ; commandant de l'Armée: membre ; trois autres ministres: membres.

L'objet est de s'occuper de l'état d'urgence, des affaires politiques, militaires et aéroports, des affaires de Katanga et de Kasaï, des relations avec les Nations unies, de l'assistance technique, approbation de la politique et du programme et des affaires urgentes.

Vous verrez que c'est à cause de l'urgence et du fait que vous avez beaucoup à faire avec les Nations unies et le Conseil de sécurité, etc. que j'ai ajouté le portefeuille des Affaires étrangères. Mais je vous conseille de chercher deux camarades de confiance, l'un pour le poste de ministre adjoint de la Défense et l'autre pour tenir le poste de ministre adjoint des Affaires étrangères, tous les deux sous votre direction.

Vous pouvez tenir des séances de Cabinet ordinaires avec tous vos ministres une fois par semaine pour les affaires courantes du gouvernement; mais le Cabinet intime, c'est-à-dire la Commission du cabinet devrait se réunir tous les jours. Vous devez cependant tenir le Cabinet au courant des décisions prises et exécutées. Quelques affaires importantes traitées par la Commission du Cabinet doivent être soumises au Cabinet tout entier pour approbation afin de pouvoir recevoir un appui entier de tous vos ministres.

Votre Commission d'Assistance technique pourrait comprendre les suivants : vice-Premier ministre: président ; ministre pour l'Assistance technique: membre ; ministre du gouvernement local: membre ; ministre de l'Etablissement: membre ; ministre du Travail: membre ; ministre des Travaux publics: membre ; ministre des Industries: membre ; ministre des Mines et des Ressources naturelles: membre ; ministre des Communications. Objet: pour coopérer avec les Nations unies et d'autres agences et pays pour l'utilisation rapide et effective de toute assistance technique offerte.

La Commission doit se réunir chaque semaine conjointement avec les représentants des Nations unies pour préparer des programmes d'exécution devant être soumis préalablement à l'approbation du Cabinet.

Le ministre pour l'Assistance technique comme principal officier exécutif du programme doit avoir une autorité adéquate pour une action efficace et rapide dans le cadre des programmes et de la politique approuvés. Or, Patrice, j'en arrive à la question de la Force publique. J'ai de l'admiration pour ce qu'elle a accompli et je ne veux pas qu'on la désarme. Cependant, il faut qu'elle ait des cadres valables et bien formés pour répondre à vos besoins.

Je vous prie avec instance de ne pas évincer les troupes des Nations unies avant d'avoir conditionné la Force publique. Leurs loyautés provinciales sont fortes et des groupes d'entre elles sont portés à suivre les ministres de leur région. Aussi à l'heure actuelle, vous n'avez pas suffisamment de ravitaillement ni de fournitures, etc. Donc, eu égard à ce que les impérialistes versent au Katanga, et aussi les menaces de Kalonji, de Kasa¬-Vubu et d'autres, il est absolument risqué, mon Frère, de compter absolument sur la Force publique à ce moment critique.

C'est une nécessité impérieuse de faire subir une formation à vos officiers sans tarder. Voulez-vous donc me faire parvenir votre réponse à mon offre visant à la formation de vos officiers ici dans mon Académie militaire.

Finalement, un mot de votre part à la Radio invitant tous les Congolais à oublier tous leurs différends afin de se rapprocher dans l'intérêt de la Nation, galvanisera le peuple réuni, vous rétablira ainsi que la paix nécessaire en vue de promouvoir le développement du Congo. Je vous prie, mon Frère, de vous en tenir à mon conseil.

Remettez-vous en à moi toutes les fois que vous douterez de la démarche à faire. Mon frère, il y a déjà un bon moment que nous menons le jeu et nous savons manier les impérialistes et les colonialistes. Je ne fais confiance à un colonialiste ou à un impérialiste que lorsqu'il est mort. Si vous ne voulez pas consacrer la ruine du Congo, suivez les conseils que je viens de vous donner. Mon Frère, faites-moi une confiance implicite. Je ne vous tromperai pas. Votre prise de position en faveur d'un Congo uni et de l'Unité africaine vous accorde une valeur précieuse à mes yeux. Votre ami M. Djin est là pour vous aider de toutes les manières possibles. Vous ne pouvez pas bénéficier d'un admirateur ni d'un soutien plus valable que celui-¬là. Ayez confiance en lui comme vous l'avez fait d'ailleurs jusqu'ici. Il vous servira.

Patrice, j'ai examiné la situation au Congo très soigneusement. Si vous essuyez un échec, vous n'aurez à blâmer que vous-même, et ce sera parce que vous n'aurez pas voulu affronter les réalités, ou comme disent les Allemands « real politik). Votre échec portera un coup terrible au mouvement de libération africaine, et vous ne pouvez pas vous payer le luxe d'un échec. Votre politique qui vise à «vous débarrasser de vos adversaires dès maintenant» échouera. Vous devez adopter une «Action tactique». Souvenez-vous que les forces qui sont rangées contre vous ne se comptent pas. Mais les balances penchent en votre faveur et vous réussirez pour peu que vous fassiez preuve de soin et de tact en affrontant la situation actuelle.

Votre affectueux, (signé) Kwamé N'Krumah

Jean Van Lierde, La pensée de Patrice Lumumba, Editions Présence africaine, Paris, 1963, 401 p.

Cher Admin, Lumumba, avait-il suivi les conseils de Kwame N'Krumah?

Salut,

geetaime ba kalaeee
Je me suis vraiment posé la même question que toi. Mais je suis arrivé à un constat inquiétant.
En effet pas seulement que les craintes de N'Krumha se sont avérées, je sens que N'Krumah voyait déjà Lumumba perdre la situation et le ton de la lettre avec une forte insistance, indique peut-être que Lumumba n’écoutait pas son ami.

Tonton Ricos a écrit:
Le problème de Lumumba,c'était qu'il manquait un peu de pragmatisme.Meme sa dernière épouse qui vit encore,l'avait reconnu.
Lumumba voulait tout changer dans l'immediat,sans se demander si les colonialistes allaient lui laisser le temps d'accomplir son projet pour le Congo.
Il avait un peu oublié que la place stratègique qu'occupait le Congo,poussait à la convoitise de toutes les grandes puissances de l'époque.

Voilà c'est vraiment ça Tonton Ricos

Salut Admin,

Ba kala moyen teinnn! Ba occupations eleki mingi.
Moi aussi j'ai toujours pense, comme Tonton Ricos, que Lumumba avait manque de pragmatisme, ca ne lui aurait rien coute de prendre son mal en patience et faire les choses subtilement le temps que le nouveau-ne qu'etait le Congo grandissent. Aujourd'hui le Ghana est ce qu'il est grace a la sagesse de ses dirigeants.